Dossier «L'Affaire du RER D» / Divers | ![]() | ![]() |
Ainsi donc, dimanche et lundi, la France entière s’est émue d’un événement qui n’aurait pas eu lieu. Les éditorialistes ont analysé le pourquoi du comment d’une agression raciste qui n’aurait pas existé, sauf dans l’esprit enfiévré de la victime supposée. Des sociologues ont donné à l’acte, qui n’aurait pas été commis, son socle de rationalité. Les politiques président de la République et Premier ministre en tête ont rivalisé en discours indignés, en rassemblements solidaires, en dénonciations de l’apathie collective. La secrétaire d’État aux Droits des victimes, bien dans son rôle, s’est multipliée en déclarations. Pendant deux jours, la France médiatico-politique nous a fait partager un cauchemar. Une jeune femme avait été agressée dans un RER par six jeunes des banlieues, Arabes et Noirs, qui l’avaient traitée de «sale juive» juive, évidemment, puisque ses papiers indiquaient qu’elle était domiciliée dans le XVIe, le quartier des riches. Pendant de longues minutes, ils lui avaient coupé des cheveux, comme s’ils avaient voulu la tondre, et avaient tracé sur son corps des croix gammées. Dans le récit de cette jeune femme, il y avait tout : des Arabes et des Noirs qui s’identifient aux nazis, et dont la barbarie va jusqu’à bousculer un bébé de treize mois. Comme une velléité génocidaire. Tous les symboles qui peuvent secouer une conscience normalement en éveil de Français du début du XXIe siècle avaient été réunis. Jusqu’à ces voyageurs inertes et lâches. Des «collabos», commenta un élu d’Île-de-France. C’était Vichy, transposé, avec nos peurs d’aujourd’hui. Pire même : il n’y avait pas, dans cette histoire, l’ombre d’un «résistant» qui aurait au moins tiré le signal d’alarme. S’il ne s’est en effet rien passé, comme les enquêteurs semblaient le croire mardi, on imagine que des psychiatres diront de quel tourment souffre cette jeune femme. Nous entrons là dans une affaire privée. Notons cependant cette hypersensibilité à l’actualité. Le fantasme, si c’en est un, contient sa part de vraisemblance directement empruntée aux récits journalistiques.
Mais l’étonnant réside ailleurs : dans la réaction collective de toute une société politico-médiatique. Dans sa crédulité, son empressement, sa gesticulation, et, parfois, son insondable démagogie. Comme si les fantasmes qui lui avaient été livrés en pâture étaient un peu les siens. Mais le pire n’est pas l’erreur, les bons sentiments, les leçons de courage rétrospectif. Le pire est la persistance dans l’erreur. «J’espère qu’il n’y a pas de loup sur cette affaire», a confié Jean-Paul Huchon après en avoir fini avec son discours. Étrange espérance. Faut-il préférer que le crime ait eu lieu pour légitimer la posture politique ? Dominique Strauss-Kahn jugeait, lui, que «si c’est un coup monté, critiquable en tant que coup monté, ça ne changerait rien au fait que c’est la dixième ou la vingtième agression de ce genre». Interrogeons-nous sur le raisonnement de l’ancien ministre socialiste. Le même d’ailleurs que celui de Malek Boutih, pour qui «mieux vaut crier pour rien que se taire quand il y a quelque chose» (1). Cette tactique, qu’elles qu’en soient les motivations, est profondément erronée. Que dirait-on d’une justice qui condamnerait des innocents non pour un crime commis, mais pour le crime qui aurait pu être commis ? Comment ne pas voir que nous agissons sur une société malade, hyperréactive ? Une société malade de sa crise sociale, de ses replis communautaires, et de plus en plus souvent saisie par des réflexes d’agressivité tribale ?
L’exagération, la surmédiatisation, le soupçon infondé, comme la généralisation, sont dans ce contexte non des remèdes mais des poisons. Or, il se trouve que les quatre agressions antisémites (si l’on compte l’affaire du RER D) qui, au cours des deux dernières années, ont eu le plus de retentissement, qui ont fait accourir et parler trop vite ministres et dirigeants, ont en commun de n’avoir jamais été publiquement élucidées. L’agression du rabbin Daniel Fahri, en 2002, dans sa synagogue du XVe arrondissement n’a sans doute jamais eu lieu ; l’agression d’Épinay, il y a quelques semaines, était l’oeuvre d’un déséquilibré. Enfin, l’incendie de l’école juive de Gagny, le 15 novembre 2003, qui avait suscité une énorme émotion y compris dans cette page porte, dans le rapport de la commission nationale consultative des droits de l’homme, la mention «caractère antisémite non avéré à ce stade de l’enquête». L’antisémitisme se nourrit de deux fantasmes : celui du complot et de la puissance juive. Sa version moderne s’articule autour de l’idée que les médias seraient «tenus» ou complices. Il n’est pas certain, dans ces conditions, que l’amplification de discours sur l’«antisémitisme des banlieues» reposant sur des faits inexacts soit de bonne pédagogie. Car si le discours persiste alors qu’il n’y a pas de crime, et donc pas de coupable, pour le coup, c’est toute une communauté musulmane qui se sent visée.